« La photographie, c’est l’art de l’observation. Il s’agit de trouver quelque chose d’intéressant dans un endroit ordinaire. » – Elliott Erwitt
Je me souviens encore de cette excursion scolaire, j’avais peut-être neuf ans. La maitresse nous avait emmenés dans une petit bois. Elle nous avait simplement dit : « Regardez. » Pendant une heure, nous avons observé les écorces, les jeux d’ombre, les insectes minuscules. Je me rappelle cette sensation d’immensité dans l’infime, cette attention totale qui transformait le plus banal des sous-bois en royaume de merveilles.
Puis les années ont passé. Le regard s’est discipliné, catégorisé, évalué. « Ce n’est qu’un arbre », « ce n’est qu’une flaque d’eau ». Et quand l’appareil photo est entré dans l’équation, d’autres voix se sont ajoutées : « Tu n’as pas le bon équipement », « Tu manques de technique », « Ce n’est pas assez original ». Ces murmures, progressivement, ont étouffé cette capacité naturelle à s’émerveiller.
Les mythes qui nous emprisonnent
Notre relation à la photographie est enlacée de fils invisibles, ces croyances limitantes qui nous retiennent avant même que nous ayons appuyé sur le déclencheur. Elles s’infiltrent dans nos pensées sous forme de certitudes non questionnées, de comparaisons silencieuses.
Le premier de ces mythes concerne l’équipement. Cette conviction tenace que sans un appareil imposant aux spécifications vertigineuses, nos images seront nécessairement banales. J’observe régulièrement ces conversations entre passionnés qui se transforment en joutes techniques, où la qualité du regard se mesure au nombre de milliers d’euros investis. Comme si les grands maîtres n’avaient jamais créé d’œuvres mémorables avec des outils rudimentaires.
Puis vient le mythe du don inné. Cette idée que certains naissent avec « l’œil » et d’autres sans. Étrange conception dans un monde où nous avons tous passé notre enfance à nous émerveiller spontanément de la lumière traversant les feuilles, des reflets dans une flaque, des ombres dessinant des mondes imaginaires sur nos murs. Ce talent n’était-il pas déjà là, avant qu’on ne nous convainque de son absence?
Le troisième mythe, particulièrement paralysant, est celui de la technique insurmontable. Ces termes ésotériques comme diaphragme, vitesse, ISO, profondeur de champ, érigés en muraille entre les « vrais photographes » et les autres. Comme si la compréhension technique devait précéder l’expression, alors qu’elle ne devrait être qu’un moyen à son service.
Et enfin, peut-être le plus insidieux : le mythe du « déjà-vu ». Cette impression que tout a été photographié, et mieux que nous ne pourrions jamais le faire. Pourquoi capturer ce coucher de soleil quand des milliers d’images similaires existent déjà? Cette voix oublie que la valeur d’une photographie réside aussi dans la relation unique entre le regardeur et le regardé.
L’émerveillement originel
Je regarde parfois les enfants photographier. Ils ne se posent aucune de ces questions. Ils voient, ils ressentent, ils capturent. Cette libération des jugements qui nous hante est pour eux un état naturel.
Cette capacité d’émerveillement n’est pas une naïveté à dépasser mais une sagesse à retrouver. Elle surgit dans ces moments où le monde ordinaire révèle soudain sa poésie cachée. Ces instants fugaces où le familier devient étrange et précieux.
Qui n’a pas ressenti, enfant, cette fascination devant la texture d’un mur lézardé, les motifs des nuages, les reflets dans une goutte d’eau? Ces moments où l’on s’absorbait totalement dans la contemplation d’un détail que les adultes, dans leur course perpétuelle, ne semblaient même plus apercevoir?
Cette qualité d’attention n’a pas disparu. Elle s’est simplement voilée sous les couches d’habitudes visuelles, de jugements automatiques, de comparaisons incessantes. La pratique photographique authentique commence peut-être par ce désapprentissage, ce retour à un regard plus direct, moins encombré.
La renaissance du regard
Retrouver cette qualité de présence n’est pas une question de technique mais d’intention. Il s’agit moins d’acquérir que de se défaire, des attentes, des pressions, des suppositions sur ce qui fait une « bonne » photographie.
Dans mon parcours, certaines pratiques ont été particulièrement libératrices :
La contemplation sans capture. Prendre le temps d’observer sans l’appareil, avant même de songer à cadrer. Simplement être là, avec ce qui est.
Quand l’émerveillement survient naturellement, l’appareil peut alors entrer en scène, non comme un filtre mais comme un prolongement de cette attention déjà éveillée.
La photographie des « riens ». Ces sujets apparemment insignifiants qui n’attirent habituellement pas notre regard. Un coin de table, l’ombre d’une plante sur le sol, la texture d’un fruit. Ces exercices nous réapprennent à voir au-delà des catégories du « photographiable » et du « banal ».
Le jeu des contraintes libératrices. Se limiter volontairement, un seul objectif, une seule focale, un seul lieu, pour approfondir plutôt qu’élargir. Dans ces restrictions choisies se révèlent souvent des possibilités insoupçonnées.
La sortie photo sans attentes. Partir sans projet précis, sans image mentale à réaliser, simplement attentif à ce qui pourrait se présenter. Cette disponibilité est l’exact opposé de la chasse aux clichés prévisibles.
Exercice pratique : Le journal visuel d’émerveillement
Objectif : Réveiller la capacité d’attention et d’émerveillement face à l’ordinaire
Instructions :
• Pendant une semaine, consacrez 15 minutes par jour à observer votre environnement quotidien
• Choisissez chaque jour un « territoire » différent (cuisine, trajet domicile-travail, bureau…)
• Photographiez uniquement ce qui éveille votre curiosité ou votre émerveillement spontané
• Ne jugez pas vos images sur des critères techniques ou esthétiques conventionnels
• En fin de semaine, réunissez ces images comme les pages d’un journal intime visuel
Réflexion : Observez comment votre attention s’est transformée au fil des jours. Quels types de sujets ont éveillé votre curiosité? Y a-t-il des motifs récurrents qui révèlent quelque chose de votre sensibilité particulière?
Retrouver sa signature visuelle
La quête d’une signature visuelle n’est peut-être pas tant une recherche qu’une redécouverte. Elle commence par cette reconnaissance : nous possédons déjà une façon unique de voir le monde. Notre regard est déjà là, façonné par notre histoire, nos sensibilités, nos questions fondamentales.
La technique viendra servir cette vision, non la précéder. L’équipement amplifiera cette voix déjà présente, sans la créer ex nihilo. Le processus de maturation photographique consiste moins à acquérir un style qu’à lever les obstacles qui nous séparent de notre regard authentique.
Car au fond, la photographie la plus puissante n’est pas celle qui impressionne techniquement mais celle qui porte la trace de cette rencontre singulière entre une sensibilité et le monde. Celle qui témoigne non pas d’une maîtrise parfaite, mais d’une présence authentique.
Et si votre prochaine sortie photographique commençait par cette simple intention : retrouver l’émerveillement?
Questions de réflexion
• Quels sont les mythes ou croyances limitantes qui vous ont personnellement éloigné de la pratique photographique?
• Vous souvenez-vous d’un moment d’émerveillement visuel intense dans votre enfance? Comment pourriez-vous retrouver cette qualité d’attention aujourd’hui?
• Comment décririez-vous votre vision singulière du monde, au-delà des questions techniques?
• Quels sont les sujets ou moments qui éveillent spontanément votre désir de photographier?
0 commentaires