« La photographie est un art de l’observation. Il s’agit de trouver quelque chose d’intéressant dans un lieu ordinaire. J’ai découvert que cela a peu à voir avec les choses que l’on voit, et beaucoup à voir avec la façon dont on les regarde. »
Elliott Erwitt
Ce matin, en attendant que mon café infuse, j’ai remarqué comment la lumière du soleil levant traversait ma tasse vide posée sur le comptoir. Un simple cercle lumineux se projetait sur le bois, créant un petit bijou éphémère que j’aurais manqué quelques années plus tôt. Pas besoin d’appareil sophistiqué pour capturer ce moment dans ma mémoire, juste cette attention particulière qui transforme l’ordinaire en extraordinaire.
Nous vivons pourtant dans un monde qui nous encourage à l’inattention. Nos journées sont fragmentées par les notifications, nos esprits constamment tiraillés vers la prochaine tâche avant même d’avoir terminé la présente. Paradoxalement, alors que nous prenons plus de photos que jamais avec nos smartphones, nous regardons peut-être moins véritablement. Nous capturons machinalement, sans vraiment voir.
Le regard automatique : quand voir devient invisible
Avez-vous déjà emprunté le même trajet quotidien pendant des mois, voire des années, pour soudain remarquer un détail qui a toujours été là ? Cette soudaine prise de conscience révèle à quel point notre perception fonctionne souvent en pilote automatique.
Les neuroscientifiques appellent ce phénomène « l’adaptation perceptive » notre cerveau, pour économiser de l’énergie, filtre ce qu’il considère comme familier ou non pertinent. Ce mécanisme, essentiel à notre survie évolutive, devient problématique dans notre contexte contemporain. Il nous fait traverser nos vies en état de semi-conscience, sautant d’un écran à l’autre, consommant des images sans les digérer.
Cette inattention n’est pas sans conséquence. Elle nous déconnecte progressivement de notre environnement immédiat, de la richesse sensorielle du monde, et finalement, de nous-mêmes. Dans cette course perpétuelle, nous perdons la capacité à nous émerveiller devant les petits miracles quotidiens, la géométrie parfaite d’une feuille, les nuances de couleur d’un coucher de soleil, les expressions fugaces sur un visage aimé.
Le photographe du marché : une leçon d’attention
Je me souviens de cette rencontre avec Jean, un photographe amateur que j’ai croisé sur un marché local. Chaque dimanche, depuis plus de deux ans, il photographiait le même marché de village. Intrigué par cette démarche répétitive, je lui ai demandé s’il ne s’ennuyait pas à capturer toujours le même lieu.
Son regard s’est illuminé : « Le même marché ? Mais il n’est jamais le même ! » Il m’a alors montré son portfolio, des centaines d’images du même lieu qui racontaient pourtant des histoires radicalement différentes. La lumière matinale de janvier sur les étals givrés. Le ballet des ombres estivales entre les stands. Le marchand de fromages aux mains expressives. Les configurations changeantes des fruits selon les saisons.
« Je ne photographie pas un marché, » m’a-t-il expliqué, « je documente l’infinie variation de la vie qui s’y déploie. » Cette phrase a transformé ma propre perception. Jean n’avait pas besoin de voyager aux confins du monde pour trouver l’émerveillement, il avait cultivé la capacité à voir l’extraordinaire dans l’ordinaire, simplement en accordant une attention soutenue à ce qui était devant lui.
Sa pratique n’était pas tant technique qu’attentionnelle. Son appareil photo, un simple outil pour cultiver une forme de méditation active, une présence consciente au monde.
La pleine conscience visuelle : une pratique accessible à tous
La bonne nouvelle est que cette qualité d’attention peut être développée, même sans appareil photo sophistiqué. La pleine conscience visuelle n’est pas réservée aux photographes professionnels, elle est accessible à quiconque décide de ralentir et d’observer.
« La photographie est l’art d’observer, pas de voir. Observer requiert de la patience, voir est instantané. » Freeman Patterson
Cette pratique commence par la décision consciente de suspendre momentanément le flux automatique de notre perception. Elle demande de créer un espace entre le stimulus et notre réaction habituelle. Au lieu de simplement voir et catégoriser – « un arbre », « un immeuble », « un visage » nous apprenons à regarder vraiment, à nous attarder sur les détails, les textures, les interactions de lumière et d’ombre.
Cette attention volontaire change non seulement notre perception, mais aussi notre relation au monde. En observant attentivement, nous développons naturellement un sentiment de connexion plus profonde avec notre environnement. Les objets familiers révèlent leur complexité cachée, les paysages quotidiens dévoilent leurs subtiles variations, et les personnes qui nous entourent apparaissent dans toute leur profondeur humaine.
Dans un monde qui valorise la productivité et la vitesse, cette pratique devient presque révolutionnaire. Elle nous rappelle que la vie ne se trouve pas seulement dans les grands événements, mais aussi, peut-être surtout, dans ces petits moments que nous laissons habituellement passer inaperçus.
Exercice pratique : La Promenade des Cinq Sens
Objectif : Développer une perception plus riche et multisensorielle de votre environnement quotidien.
Instructions :
- Choisissez un parcours familier de 15-20 minutes (votre quartier, un parc que vous fréquentez souvent, etc.)
- Divisez votre promenade en cinq segments égaux
- Pour chaque segment, concentrez-vous sur un sens particulier :
- Premier segment : la vue – observez formes, couleurs, ombres, mouvement
- Deuxième segment : l’ouïe – écoutez les sons proches et lointains
- Troisième segment : l’odorat – respirez consciemment les parfums et odeurs
- Quatrième segment : le toucher – ressentez les textures, températures, le vent
- Cinquième segment : intégration – laissez tous vos sens s’ouvrir simultanément
- Si vous avez un appareil photo ou un smartphone, prenez quelques images uniquement pendant le premier segment (dédié à la vue)
- À la fin de votre promenade, notez brièvement vos découvertes
Réflexion : Après l’exercice, observez comment cette attention délibérée a transformé votre perception d’un lieu familier. Comment les autres sens ont-ils enrichi votre expérience visuelle ? Quelles nouvelles perspectives cette approche multisensorielle apporte-t-elle à votre regard photographique ?
Du regard mécanique au regard contemplatif
Cette pratique de l’attention visuelle nous invite à passer d’un mode d’observation mécanique – capturer pour posséder – à un mode contemplatif – observer pour communier. Elle nous rappelle que la photographie, dans son essence, n’est pas tant l’art de prendre des images que l’art de recevoir la lumière du monde.
C’est peut-être là que réside la véritable transformation que peut opérer la pratique photographique dans nos vies. Au-delà des aspects techniques, au-delà même des images produites, elle nous offre la possibilité de revenir à cette qualité d’émerveillement que nous avions enfants, quand le monde entier semblait nouveau et fascinant.
La pleine conscience visuelle nous reconnecte à cette capacité innée de voir avec fraîcheur et profondeur. Elle nous rappelle que, où que nous soyons, quelles que soient nos circonstances, une richesse infinie attend notre attention. Dans un monde qui nous pousse constamment vers l’ailleurs et le futur, elle nous ancre dans l’ici et maintenant – le seul endroit où la vie se déploie réellement.
Qu’avez-vous vraiment regardé aujourd’hui? Quelles merveilles ordinaires attendent votre attention, juste devant vos yeux?
Questions pour approfondir votre pratique
- Comment pourriez-vous intégrer des moments de pleine conscience visuelle dans votre routine quotidienne?
- Y a-t-il un lieu ordinaire que vous traversez régulièrement et qui mériterait d’être observé avec une attention renouvelée?
- Quels sont les moments de votre journée où vous remarquez que votre attention visuelle est particulièrement vive ou, au contraire, particulièrement émoussée?
- Comment la pratique de l’observation consciente pourrait-elle transformer votre relation à la photographie ou à la vie en général
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